L'effacement progressif de l'Etat au profit du libre arbitre du consommateur peut être lourd de conséquences.
L'hostilité croissante au droit d'auteur qui sévit dans certains milieux depuis quelques années affiche une bonne conscience qui la fait ressembler à une croisade. Les créateurs, artistes et producteurs devraient ainsi applaudir sans réserve à la thèse du dépérissement progressif de leurs droits qui s'installe aujourd'hui en France. Tout ce qui fait droit aux revendications contre la propriété intellectuelle est désormais marqué du sceau du progressisme tandis que tout ce qui respecte ses règles est réactionnaire. Ce discours biaisé ne devrait tromper personne, et pourtant,...
il y a encore quelques semaines, une coalition d'artistes, politiques et intellectuels demandait la «libération» de la musique et l'arrêt des poursuites contre les téléchargeurs. Le slogan «Libérez la musique», loin de n'exprimer qu'une solidarité compassionnelle à l'égard d'un monsieur Tout-le-monde dont le jugement ne vaudrait que pour l'exemple, expédie en une formule définitive le droit de la propriété intellectuelle.
Une politique de l'indulgence et de l'excuse tend à s'instaurer y compris désormais du côté de magistrats gagnés par l'esprit du temps , qui contredit toute initiative de protection et de défense de la propriété intellectuelle autant qu'elle justifie a priori sa contestation systématique. L'accès aux créations est devenu, au fil de l'eau, l'objet de revendications consuméristes, voire d'une créance qui prend la forme d'un droit subjectif à la culture gratuite et pour tous, pourvu que s'éteignent les revendications bien moins légitimes des ayants droit. Sur un autre versant, la dilution de la responsabilité liée aux nouvelles technologies de l'information semble aboutir à ce que personne ne répond plus de rien. C'est ainsi que l'internaute est tenté de se défausser et de reporter sa responsabilité sur le fournisseur d'accès qui le soumet à la tentation moyennant abonnement forfaitaire. Comment sortir de cette spirale ?
Il est vrai que la régulation des contenus sur les réseaux achoppe sur la complexité des questions soulevées dont il est illusoire de penser que les solutions techniques y remédieront. L'offre légale bute encore sur un modèle économique précaire et peine à assurer la compatibilité des normes techniques. Aussi, pour sortir de l'ornière, l'idée du recours à la licence légale court depuis quelques années, surtout chez les artistes, qui y voient l'occasion de court-circuiter les producteurs au risque d'affaiblir davantage le droit d'autoriser en lui substituant un revenu socialisé indépendant des fruits de l'exploitation. D'un autre côté, l'espoir est aussi bien réel de voir les juges forcer la notion d'exception de copie privée afin de recouvrir du voile de la légalité les pratiques de contrefacteurs que l'on se plaît à qualifier de «non professionnels».
Ces contorsions marquent le recul inquiétant de la Loi dans la société des réseaux électroniques. A l'impératif unilatéral de la Loi se substitue sous le vocable de la «responsabilisation», la faculté légitimée par la technique d'y adhérer ou de la rejeter. Ainsi, l'ordre du réseau conduit le sujet contemporain à revendiquer sa pleine souveraineté en ayant recours à un véritable «self-service normatif», selon la formule du philosophe Pierre Legendre. Dans cette vision, plus d'assujettissement à la Loi rigide qui bride le désir, mais en lieu et place, l'instauration d'une éthique personnelle fonctionnant sur le mode de l'impératif catégorique, qui menace d'installer une citoyenneté délivrée de la référence à l'Etat et au droit dans sa fonction anthropologique de signifier l'interdit. Du self-service au sur mesure, il n'y a qu'un pas franchi allégrement, il y a peu, par un parlementaire qui proposait de subordonner les droits du producteur à ceux de l'artiste pour satisfaire aux demandes d'un chanteur populaire en procès avec sa maison de disques. La propriété intellectuelle n'avait certes pas besoin de cette mise en concurrence des droits.
L'effacement progressif de l'Etat fait craindre un contrat social à géométrie variable lourd de conséquences. «Le contrat social doit être librement débattu, individuellement consenti, signé, manu proprio, par tous ceux qui y participent», affirmait déjà Proudhon. L'avenir de cette dangereuse illusion semble prometteur si l'on s'en tient à la doxa régnante selon laquelle le droit d'auteur reste une citadelle à prendre. Gardons à l'esprit que cette «libération», si mal nommée, est condamnée à se retourner en son contraire.
Source : Lucie WALKER et David FOREST avocats à la cour, dans Libération
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